mercredi, août 01, 2007

 

Le vieil homme et la mort

J'aurai aimé trouver les mots justes, les pensées exactes pour pouvoir dire pourquoi Bergman nous manquera autant, pourquoi, tous, nous avons ce drôle de sentiment qu'un phare s'est éteint, et que nous naviguerons désormais pour quelque temps à l'aveuglette.
Mais ça écrase, une mort comme ça.
Alors, je me suis dit que peut-être, certains n'avaient pas vu Saraband, son dernier film, et que peut-être, peut-être, une critique les y pousserait.

Telle quelle, voici celle que je publiais au moment de sa sortie en salles.

Saraband, dernier film du maître suédois, fait grincer les violoncelles pour atteindre une puissance rare.

Ingmar Bergman a 87 ans. En 1982, il annonçait que Fanny et Alexandre serait son dernier film. Pourtant, il a, depuis, continué à écrire (entre autres pour sa chère complice de toujours, Mme Persona, Liv Ullmann), à gagner des prix (cette palme des palmes remise lors du 50ème festival de Cannes), à mettre en scène des pièces de théâtre et à tourner, pour la télévision. Ce Saraband, véritable joyau, a ainsi été diffusé à la télévision suédoise en décembre 2003, avant de prendre la route des festivals. On raconte qu’après avoir vu le film lors d’une rétrospective consacrée au maître, Jeanne Moreau lui aurait écrit pour le convaincre d’autoriser la diffusion de Saraband en salles. Est-ce vrai ? Peu importe. Désormais Saraband est là et c’est bien tout ce qui compte.

Tourné en haute définition numérique et projeté de même, selon les volontés du cinéaste (qui aurait été fort mécontent du transfert en 35 mm du film), Saraband est une partition divisée en 10 chapitres, jouant la mélodie tantôt grinçante, tantôt douce, toujours lumineuse d’une comédie humaine des plus intenses. Rusé comme un vieux renard, c’est dans un prologue déconcertant que Bergman laisse entrapercevoir ses intentions. Liv Ullmann, ou plutôt les yeux de Liv Ullman, profonds, rieurs, superbes, se vissent dans les nôtres pour nous expliquer, au travers d’un amoncellement de photos posé devant elle, la vie qui a passé. Celle de son personnage, Marianne l’avocate, retrouvé 30 ans après avoir existé dans Scènes de la vie conjugale. Celle de Johan aussi (Erland Josephson, un autre habitué des scènes bergmaniennes, notamment dans Cris et chuchotements ou Fanny et Alexandre), ami, amant, mari, perdu de vue depuis ce film, et qu’elle décide, sans savoir réellement pourquoi, d’aller retrouver dans sa maison de campagne où il vit reclus. Celle du cinéma de Bergman enfin, attendu, espéré, et qui se renouvelle ici sous nos yeux pour atteindre une pureté éblouissante, une essence aboutie.

Mais nous sommes chez Bergman et ces retrouvailles ne peuvent pas être simples ou moralistes. Elles sont pétries de souvenirs, de pulsions, de cruauté, et ce dès ce premier baiser que Marianne pose sur la joue de Johan. Toujours sur le point de se casser en 1000 morceaux pour révéler l’enfoui, le caché, le terrible. La mort, aussi, spectre infernal, plane quelque part au-dessus du couple. Et voilà que le malin suédois dévide avec limpidité la bobine psychologique de relations familiales complexes, comme autant de cris de rage lancés par la vie. L’on y croise ainsi Henrik, professeur d’université (Börje Ahlstedt, troublant), le fils maudit de Johan, et sa fille Karin (Julia Dufvenius, émouvante et nouvelle venue dans l’univers du réalisateur), blonde et jeune violoncelliste tombée sous la coupe quasi-tyrannique de son père depuis la mort de sa mère adorée, Anna. Chacun aura droit à sa confrontation devant des champignons à nettoyer ou dans un bureau aux étagères débordant de livres, chacun se mesurera à son ultime moment de vérité, jusqu’au prologue, conclusion simple et bouleversante.

Mais c’est dans l’organisation de ce tumulte des sentiments au son pénétrant de La Sarabande de Bach, que le cinéaste éblouit. La mise en scène, d’une précision redoutable, le mouvement, incroyablement maîtrisé, les corps, habitant l’espace avec grandeur et déchéance, le hors-champ, superbement évocateur, la caméra, systématiquement à la bonne distance, ni trop loin, ni trop proche. Tout participe dans ce Saraband d’un langage cinématographique raffiné à l’extrême. Rien ne dépasse, et pourtant rien ne suggère l’obsession. Rien ne manque, et pourtant tout y est à deviner. Tout y est contrôlé et pourtant tout y respire le naturel et l’évidence. Jouant du chaud et du froid comme une journée d’automne, le cinéaste met alors la télévision au pas du cinéma en lui insufflant une bonne dose de théâtralité, grâce à ses acteurs d’une classe totale, dirigés avec finesse et plongés dans des décors quasi-vivants. Audacieux, cru, lucide, Saraband est réglé avec la précision d’un métronome agençant la mise à nu grinçante d’âmes angoissées et révélant paradoxalement une sérénité aux accents majestueux. Très loin d’être un film de festival ou de critiques, le film est avant tout une œuvre diablement humaine, universelle. Ingmar Bergman est peut-être un vieil homme, mais que personne n’ose dire qu’il est un vieux cinéaste.

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