mardi, juin 20, 2006

 

Le roi David

Un portrait de David Cronenberg dans Libération. Il y parle amour, violence, religion, politique, le tout sans contrainte de promotion...Brave type.


Il avait du temps et rien à vendre. Il était à Cannes, assis en terrasse, au premier étage d'un grand hôtel avec vue sur la mer. Quelques mètres plus bas, agitation : un film, un autre encore, succès ou bien revers, chahut de la promotion, froissement des robes du soir, minutes de star mises aux enchères. Il présida à tout cela il y a quelques années, y fit scandale aussi en laissant macérer chair, tôle et sexe en plein Crash, y reviendra, c'est sûr. Un Cronenberg fait toujours couler beaucoup d'encre.

C'est bien un rendez-vous comme ça, avant le film, ses images, ses phrases abouties. Il a en tête des livres, des noms, des lieux où bientôt il posera sa caméra. Du temps encore pour le quotidien et la lecture du journal. Cronenberg enceint, l'échographie est intéressante. De cette silhouette flegmatique, aux yeux bleus et au parler très doux, va sortir un film plein d'épouvante. Sous ce grand front et sa parure de cheveux poivre et sel, germe un univers mental totalement déglingué. «En ce moment je suis essentiellement à la maison à Toronto avec ma famille. Ma vie de l'extérieur n'est pas très compliquée. Mais, émotionnellement et intellectuellement, c'est très compliqué à l'intérieur.»

Ses tout premiers films débordaient d'horreurs comme les cauchemars de l'enfance. Ceux d'aujourd'hui sont plus abordables mais traquent toujours la menace et le chaos. «Il y a une vieille tradition dans certaines cultures, dont la culture juive, selon laquelle il faut connaître les forces obscures. Sinon ce sont elles qui viennent vers vous. Je ne suis pas superstitieux, mais j'ai un désir d'artiste de comprendre certaines choses très noires. Ce que je mets à l'écran, c'est ce que je ne veux pas dans ma vie.»

Comme l'Amérique... Tous ses films se passent aux Etats-Unis. Lui est canadien, petit-fils d'émigrants juifs venus de Lituanie. Le voisin a donc toujours été envahissant, fascinant et bruyant. Au moins a-t-il de la très bonne musique. Le blues et le rock'n'roll emplissent l'adolescence de Cronenberg : «Grâce à la musique, j'ai réalisé qu'il y avait tout un monde que je ne connaissais pas. Chez nous, il n'y avait que très peu de Noirs, deux dans mon école qui venaient des Caraïbes.» Cette musique porte en elle toute la brutalité de l'histoire américaine. «Nous n'avons pas eu l'esclavage, la guerre civile... Le Canada a une culture différente, c'est souvent difficile à expliquer. C'est encore plus marqué avec Bush. La manière dont l'évangélisme chrétien a contaminé la politique aux Etats-Unis ne pourrait pas arriver chez nous. Nous détestons ça.»

Comme la violence... Elle est le sujet de ses films, manipule l'homme de l'intérieur ou de l'extérieur. Lui : «J'ai une vie incroyablement non violente. Je n'ai jamais participé à une bagarre dans un bar, encore moins à une guerre, je n'ai jamais frappé personne.» Enfant, il n'était pas solitaire, plutôt «heureux avec beaucoup d'imagination». Mais il entendait gronder le monde, sentait que son cocon à lui n'était qu'une fragile possibilité de l'existence. Il n'avait qu'à rejoindre les grands parcs sauvages de Toronto, pleins d'arbres et d'animaux, véritables poches de nature où il inventait l'aventure, pour entendre le bourdonnement de la ville. Il n'avait qu'à écouter ses copains pour deviner «l'ailleurs». «J'étais juif comme beaucoup d'autres de mon école, mais j'étais différent parce que je n'étais pas religieux, je ne vivais pas comme eux. Je le sentais quand ils venaient à la maison, ils n'en revenaient pas du nombre de livres. Mon père était bibliophile. Mes parents étaient uniques à Toronto. C'étaient des intellectuels, des artistes. J'étais donc un cas à part, y compris parmi les enfants juifs, mais ce n'était pas une difficulté.» Son père écrivait pour un journal, brassait mille sujets, pouvait chroniquer le crime comme la philatélie. La mère était pianiste, elle travaillait pour une troupe, accompagnait chanteurs et violonistes. «Tous venaient à la maison et j'entendais tout ça.» Le problème avec les berceuses maternelles, c'est qu'elles s'arrêtent, qu'il faut ensuite dormir seul dans le noir, à la merci des cauchemars.

Mais on ne sent pas de paradis perdu chez Cronenberg. Plutôt un talent à construire, la précoce intuition qu'au cas où le loup se pointe il vaut mieux bâtir avec des briques. Trois enfants, deux mariages, le second dure depuis trente ans. «Nous avons grandi et vieilli ensemble, nous avons changé physiquement et émotionnellement ensemble. L'homme qui veut une femme de 22 ans ne connaîtra jamais la fantastique expérience qui est la mienne.» Il est des tas de questions avec lesquelles il ne tergiverse plus. Pour lui, homme et femme sont «deux versions très différentes du genre humain». L'âge qui galope, pas forcément un handicap : «Je vous garantis que, si vous êtes en bonne santé, vieillir vous donne une force et un pouvoir incroyable sur votre compréhension du monde et des autres.» Quant à la mort, faut faire avec. «Si les gens acceptaient la mort, il n'y aurait pas de religion et le monde irait mieux. La religion est une invention de l'homme pour s'arranger avec la vie et la mort. Mais la seule preuve de notre existence, c'est notre corps.» Le corps emplit ses films. Cronenberg le pétrit, l'ouvre, le vide, le remplit, l'offre aux virus. La chair souffre. Elle est la seule preuve tangible de la vie. Le reste du monde peut bien se déchirer sur la sexualité de Jésus, l'image du prophète, ou encore voiler la femme qu'ailleurs on dénude, Cronenberg filmera toujours à même la peau. «La religion cadre le corps, c'est purement sexuel. La femme voilée, ce n'est rien d'autre que la domination du mâle qui veille sur ce qui lui appartient, les animaux aussi cachent leurs femelles.»

Cronenberg n'est pas homme à croire. La politique a donc décliné dans sa tête. Il fut underground, il vote centre gauche. «Je ne suis plus gauchiste, ce qui ne veut pas dire que je suis devenu conservateur. Quand j'étais gosse, toutes les personnes intéressantes étaient communistes ou très à gauche. Beaucoup d'amis de mes parents l'étaient, ça n'était pas illégal comme aux Etats-Unis. Longtemps, je me suis senti gauchiste. Et puis, un jour, dans l'Ontario, la gauche radicale a été élue. J'ai compris qu'on ne planifie pas intellectuellement la société. Au nom du politiquement correct, on ne pouvait même plus blaguer.»

Le prochain film ne se passera pas aux Etats-Unis, mais en Grande-Bretagne, au sein de la communauté russe. Eastern Promises avec Viggo Mortensen et Naomi Watts. Sa soeur fera les costumes. Sa femme le making-of. Il s'inspirera d'un livre qu'il lisait ce jour-là à Cannes. L'histoire d'un détenu russe dont les tatouages disent tout des crimes, des voyages, des amours. Scarification du corps, comme d'habitude.
Le sien cherche l'ombre sur la terrasse.

Comments:
Drôle, je suis justement en train de me taper l'intégrale de Cronenberg. Un personnage bien fascinant, en entrevue et à travers ses films...
 
Vous avez vu "A history of violence"? Fascinant...
Le livre qu'il s'approprie tout en le respectant.Le choix des acteurs et actrices, les scènes de violence filmées comme des chorégraphies, et la bande sonore, comme si on était sur place.Et une scène finale grandiose de silence et de regards.

La totale.
 
Sans rire, c'était mon film préféré de l'année dernière (ex-aequo avec Keane). Et je crois bien que c'est aussi mon cronenberg préféré, même si je garde une tendresse pour Crash.
Les deux scènes de sexe sont probablement les plus vraies, justes, intelligentes que j'ai vu au cinéma.
 
Eh bien dis-donc!:)
Je ne suis qu'un simple cinéphile,mais je pourrais parler de ce film longtemps,tellement je l'ai aimé.

Son rapport au corps est unique, et il pourrait y avoir de belles analogies avec les automobiles à y dresser(entre autres sujets). Je n'ai pas vu Crash(shame on me)mais ça ne saurait tarder.
 
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